En 2015, Shane Harris, journaliste chevronné spécialisé dans la sécurité, a ouvert sa boîte de réception et y a trouvé une invitation : un voyage tous frais payés à Téhéran, pour une conférence « scientifique et créative » sur le thème du terrorisme. Les sponsors ? Un groupe appelé « Congrès international sur les 17 000 victimes du terrorisme iranien », dont le site web était orné de thèmes tels que « Terrorisme d’État sioniste », « Cyberguerre » et « Terrorisme économique ». Mais sous cette grammaire maladroite et ce côté conspirationniste, Harris a décelé un élément sérieux : parmi les sponsors figuraient le ministère iranien des Affaires étrangères et le ministère du Renseignement (VEVAK), et le discours d’ouverture de l’événement de l’année précédente avait été prononcé par le chef des services de renseignement iraniens en personne.
Le message était clair : le régime clérical ne se contentait pas d’inviter Harris à prendre la parole, il cherchait à le recruter, à enrôler un journaliste occidental crédible dans sa machine de propagande. Il a décliné, mais cet épisode a révélé l’une des tactiques du régime : la cooptation et la coercition silencieuses des journalistes, tant étrangers que nationaux, dans sa guerre des récits.
Et au cœur de cette guerre ? La campagne obsessionnelle du régime visant à discréditer, isoler et finalement neutraliser sa plus puissante menace existentielle : la Résistance iranienne.
L’encre invisible du ministère
Ali Fallahian, ancien ministre iranien du Renseignement et l’un des cerveaux de l’attentat de l’AMIA en Argentine en 1994, l’a un jour ouvertement admis à la télévision du régime : « Nous n’envoyons pas d’agents à l’étranger avec un badge. Évidemment, ils ont besoin d’une couverture : hommes d’affaires, universitaires, journalistes. Nombre de nos reporters sont en réalité des agents du ministère.»
Ce n’était pas de la simple bravade. Au fil des ans, le ministère iranien du Renseignement a cultivé un vaste réseau de « journalistes amis » – certains nationaux, d’autres étrangers – qui, sciemment ou naïvement, favorisent les objectifs de Téhéran. Ceux qui jouent le jeu bénéficient d’accès rares, d’interviews, de visas de presse et même de visites guidées. Ceux qui ne le font pas sont confrontés à la surveillance, à la censure, voire pire.
L’accréditation comme garantie
Prenons l’étrange disparition de Thomas Erdbrink, chef du bureau du New York Times à Téhéran. En février 2019, il a publié un article marquant le 40e anniversaire de la Révolution islamique. Il semblait toutefois manquer de respect. Quelques jours plus tard, Erdbrink disparaissait des pages des journaux. Aucune explication. Aucun tweet d’adieu. Pendant des mois, le Times est resté silencieux. Lorsqu’il a finalement reconnu son absence, il a affirmé que le régime avait révoqué son accréditation, sans toutefois donner de détails ni réagir.
Pourquoi une telle retenue de la part de l’un des journaux les plus influents au monde ?
La réponse réside peut-être dans le calcul de l’accès. Erdbrink avait construit sa vie en Iran, avec une épouse iranienne, des liens étroits et une bonne maîtrise de la langue locale. Son documentaire « Our Man in Tehran » a montré des scènes d’Iraniens ordinaires aux prises avec la répression, aspirant au changement ou émigrés par désespoir. Pour les services de renseignement de Téhéran, il s’agissait d’une ligne rouge. Sa sanction n’était pas la prison, mais l’effacement professionnel – une tactique calculée pour éviter les coûts diplomatiques tout en envoyant un message clair : nous maîtrisons les règles d’engagement.
La successeure d’Erdbrink, Farnaz Fassihi, a adopté un ton très différent. Après l’assassinat de Qassem Soleimani en 2020, elle a rapporté que « les Iraniens se serrent les coudes derrière leurs dirigeants », louant le « général populaire » dans un langage indiscernable de celui de la presse du régime. Elle a depuis été critiquée pour avoir minimisé le massacre de 1 500 manifestants en 2019 et amplifié le discours du régime.
Tout en jetant le doute sur les sources de l’opposition, notamment concernant l’OMPI.
Quand le journalisme rencontre l’espionnage
La stratégie du régime ne se limite pas à une coercition subtile. Parfois, il s’agit d’espionnage déguisé en journalisme.
Le magazine allemand Der Spiegel a publié en 2019 un article intitulé « Prisonniers des émeutes », censé révéler les conditions de vie à Achraf 3, le siège de l’OMPI en Albanie. Mais l’article s’appuyait presque exclusivement sur des « témoins » discrédités liés au Vevak. L’interview de l’un d’eux, Gholamreza Shekari, avait été publiée sur des sites web liés au Vevak des mois avant la publication de l’article par Der Spiegel. Un autre, Mostafa Mohammadi, a vu ses affirmations farfelues selon lesquelles sa fille adulte était « prise en otage » rejetées par les tribunaux de trois pays.
Et la journaliste à l’origine de l’article, Louisa Hommerich ? Elle avait étudié en Iran pendant deux ans, était proche du Bassidj – la même force paramilitaire tristement célèbre pour ses attaques contre les manifestants – et avait assisté à leurs exercices militaires. On lui avait offert un niveau d’accès qu’aucun journaliste étranger ne reçoit sans l’approbation du régime.
Le CNRI a invité Der Spiegel à visiter Achraf 3, à interviewer des membres actuels et à vérifier les faits. Le magazine a décliné l’invitation. Au lieu de cela, le récit du régime a été publié sous la bannière du Spiegel, la semaine même où le CNRI gagnait en popularité mondiale lors du sommet de Varsovie.
Le pipeline de la propagande
La machine de propagande de Téhéran n’est pas seulement réactive ; elle est proactive. Des groupes comme Habilian, se faisant passer pour des ONG, publient des livres, des articles et des conférences en anglais visant à présenter le régime comme une « victime du terrorisme » et l’OMPI comme l’auteur du terrorisme. Ils recrutent des universitaires marginaux, des théoriciens du complot et même des suprémacistes blancs pour blanchir leurs arguments. L’objectif : susciter le consentement, ou du moins la confusion.
Il ne s’agit pas de journalisme. Il s’agit d’opérations d’influence. Et comme l’a avoué l’ancien ministre du Vevak, Fallahian, ces opérations passent par des agents se faisant passer pour des journalistes.
L’objectif ultime n’est pas de persuader les masses, mais de démoraliser l’opposition, d’isoler le CNRI et l’OMPI de leurs alliés potentiels et de brouiller suffisamment les pistes pour que les décideurs politiques occidentaux hésitent à agir.
Une dangereuse normalisation
Les dirigeants iraniens comprennent le pouvoir du récit. Ils craignent l’OMPI non pas à cause du passé, mais à cause de l’avenir qu’elle représente : une alternative organisée, laïque et pro-démocratie qui trouve un écho auprès d’une population excédée par le régime clérical. C’est pourquoi ils investissent dans la désinformation.
Pendant ce temps, dans les capitales occidentales, la question n’est pas de savoir si le régime iranien instrumentalise le journalisme. La vraie question est : pourquoi certaines institutions médiatiques les plus respectées le laissent-elles faire ?
Parce que dans le brouillard de la propagande, le silence devient complicité. Et lorsque le journalisme est détourné par des tyrans, la vérité elle-même devient une victime.