vendredi, novembre 28, 2025
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Les coulisses de la mainmise de Téhéran sur le trafic Internet en Iran

Les coulisses de la mainmise de Téhéran sur le trafic Internet en Iran

En temps normal, l’encadré « À propos de ce compte » sur X ressemble à un simple élément d’interface : un panneau de plus que l’on fait défiler pour accéder aux tweets cités. Sur la version persane de X, ce petit encadré est devenu un véritable fléau.

Suite à une récente mise à jour de X, un comportement étrange est apparu. Des influenceurs se revendiquant ouvertement monarchistes exilés – publiant dans un style diasporique impeccable depuis « Toronto », « Londres » ou « Los Angeles » – prennent la parole, et les métadonnées indiquent discrètement : application Android de Téhéran, Iran. L’étiquette de localisation change, mais le chemin d’accès sous-jacent reste le même.

Il s’agit d’un petit bug, mais d’un indice révélateur. Dans un pays où X est officiellement interdit, où un VPN fonctionnel est un luxe et où une grande partie de la population peine à se nourrir, une catégorie d’utilisateurs vit en ligne en haute définition, 24h/24 et 7j/7.

Bienvenue sur l’internet iranien des cartes SIM blanches – et dans un écosystème de médias sociaux que Téhéran façonne non seulement pour ses propres citoyens, mais aussi pour vous : les groupes de réflexion, les services d’information et les flux d’actualités qui scrutent X en Iran pour comprendre « ce que veulent vraiment les Iraniens ».

Collage de comptes X « monarchistes » (principalement certifiés) avec un grand nombre d’abonnés se présentant comme anti-régime, alors que la section « À propos de ce compte » révèle qu’ils sont tous connectés via l’application Android iranienne.

Une plateforme interdite qui ne se taira pas.

L’Iran a bloqué X après les manifestations de 2009. Officiellement, son accès est interdit. En pratique, il existe trois moyens d’y accéder :

1-La roulette des VPN – instable, lent et de plus en plus cher.
2-Des solutions de contournement professionnelles – accessibles à une élite urbaine et professionnelle restreinte.
3- Bénéficier de la confiance de l’État – la voie des cartes SIM blanches.

À cela s’ajoute une réalité économique souvent ignorée des lecteurs occidentaux : une part importante des Iraniens vit aujourd’hui au seuil de pauvreté ou à proximité. Selon des estimations de sources officielles et semi-officielles, ce taux atteint 40 à 60 % en situation de pauvreté relative ou absolue. Dans ce contexte, l’utilisation constante d’un VPN et la publication de contenu politique à haut débit ne sont pas des passe-temps pour l’enseignant ou l’ouvrier moyen. Ce sont des privilèges.

Ainsi, lorsque vous consultez Persian X, vous ne regardez pas « l’Iran ». Vous regardez :

-une infime partie des classes moyennes et supérieures urbaines,

-des personnalités proches du régime et leurs familles,

-des professionnels du cyberespace

-ainsi que la diaspora.

Cela ne rend pas la plateforme inutile. Cela la structure – et la rend très attrayante pour un régime qui comprend parfaitement à quel point l’analyse occidentale dépend désormais des signaux des réseaux sociaux.

La connectivité de classe comme politique

En Iran, on a inventé des termes pour désigner cette hiérarchie :

internet sefid (internet blanc) et internet tabaqati (internet de classe).

Des enquêtes ont documenté ce que cela signifie concrètement : certains utilisateurs – politiciens, journalistes proches du pouvoir, influenceurs privilégiés – obtiennent des cartes SIM et des connexions figurant sur une liste blanche. Les filtres sont assouplis. La limitation de bande passante disparaît. Les plateformes interdites fonctionnent comme si elles ne l’avaient jamais été.

La polémique a éclaté lorsque les nouveaux outils de transparence de X ont révélé que certaines de ces personnalités publiques, qui prétendaient depuis longtemps utiliser des VPN « comme tout le monde », se connectaient en réalité directement via les boutiques d’applications et l’infrastructure du régime. Elles ne luttaient pas contre la censure. Elles avaient accès à un internet différent.

Le mirage monarchiste

Ceci nous ramène à la soudaine « renaissance » numérique de la monarchie.

Si l’on s’en tient uniquement au nombre d’abonnés et aux vagues de retweets, on pourrait croire que Reza Pahlavi, le fils exilé du Shah, bénéficie d’un retour en force massif et spontané auprès des Iraniens. Il suffit de voir le nombre de comptes arborant des drapeaux et des avatars royaux qui s’expriment en anglais et en farsi. Sans parler de tous les sondages qu’ils diffusent. Mais zoomons.

Un examen plus approfondi du panneau « À propos de ce compte » de X révèle une autre anomalie. Certains des profils pro-monarchistes les plus virulents, publiant quotidiennement des contenus agressifs contre le régime, se connectent manifestement via l’application Android Iran. Dans un pays où X est interdit et où de nombreuses unités de cyberpolice (dont les FATA) traquent, arrêtent et même éliminent physiquement les utilisateurs dissidents authentiques sur toutes les plateformes, le fait que ces comptes restent vérifiés, actifs et intacts est en soi révélateur. Leur sécurité fait partie intégrante de l’histoire.

Dans le même temps, une enquête conjointe du Haaretz et du Citizen Lab de l’Université de Toronto a mis en lumière une opération d’influence soutenue par Israël qui, durant les douze jours de la guerre Iran-Israël, a déployé un réseau de faux comptes et de comptes générés par IA sur X et d’autres plateformes afin de promouvoir Reza Pahlavi et la restauration de la monarchie comme alternative préférable à la dictature cléricale.

La mise en parallèle de ces deux faits révèle une observation intéressante : les contenus monarchistes les plus virulents dans votre fil d’actualité sont un produit hybride, fruit en partie de la diaspora, en partie de comptes locaux bénéficiant d’un accès privilégié, et en partie d’une amplification étrangère.

Pour Téhéran, un rival faible est le meilleur rival. Entretenir une monarchie bruyante et amplifiée numériquement n’est pas un défaut, mais une stratégie.

Parallèlement, hors des réseaux sociaux

Cette bravade en ligne contraste fortement avec le sort réservé à ceux qui osent s’opposer à l’autorité dans la vie réelle.

Prenons l’exemple de Roya Zakeri, une jeune femme de Tabriz. Une courte vidéo où on la voit crier contre Ali Khamenei a circulé sur les réseaux sociaux. Peu après, elle a été arrêtée, battue et internée de force dans un établissement psychiatrique. On ignore où elle se trouve actuellement.

Ou encore Zahra Shahbaz Tabari, une ingénieure de 67 ans. Les forces de sécurité ont perquisitionné son domicile à la recherche de preuves de terrorisme. Ils y ont notamment trouvé une banderole sur laquelle on pouvait lire « Femme, Résistance, Liberté ». Après une audience d’une dizaine de minutes, elle a été condamnée à mort.

Voilà le prix de l’opposition que le régime redoute réellement.

Comparons cela à l’impunité totale dont jouissent les grands comptes – certains comptant des centaines de milliers d’abonnés – qui publient jour et nuit depuis l’Iran, sous de faux noms ou avec des photos de stock glamour, s’attaquant bien plus aux autres mouvements d’opposition qu’à l’État.

Si les révolutions se décidaient par un simple calcul de votes, ces personnes seraient déjà au pouvoir. Or, ce n’est pas le cas. Et le régime semble parfaitement indifférent à leur existence.

Comparaison d’un compte X dont la propriétaire affirme que ses parents étaient membres des Moudjahidine du peuple (MEK) et qui publie désormais fréquemment du contenu anti-MEK et pro-Reza Pahlavi. L’ancien panneau « À propos de ce compte » (à droite) indiquait « Compte basé en Iran » et « Connecté via l’application Android Iran », tandis que le panneau mis à jour (à gauche) affiche « Asie de l’Ouest » et « Application Android Asie de l’Ouest ».

Les cyber-contractants et le commerce du récit

Téhéran ne se contente pas de laisser faire ; il investit dans ce domaine.

Des organisations semi-officielles comme l’institut Mesaf, associé au propagandiste Ali Akbar Raefi-Pour, sont décrites dans la presse iranienne et en exil comme des centres de commandement pour des « cyber-bataillons » organisés. Leur rôle ne se limite pas à diffuser des slogans en ligne. Elles :

-lancent des attaques coordonnées contre des cibles spécifiques,

-mènent des campagnes de diffamation contre les critiques et les conservateurs rivaux, et

-inondent les débats de discours visant subtilement à détourner l’attention des véritables structures du pouvoir.

Au-dessus de ces armées de contractuels se trouve l’appareil cybernétique officiel des Gardiens de la révolution et des agences de sécurité. En dessous, une couche de volontaires et de micro-influenceurs, motivés par la recherche d’accès, de contrats ou d’une simple protection, se trouve.

Ajoutez à cette pyramide le privilège des cartes SIM blanches et vous comprendrez : l’espace numérique iranien n’est pas un anarchie. Il s’agit d’un système d’information hiérarchisé, où le droit à la parole, à la parole et à l’accès à Internet est étroitement lié à votre position vis-à-vis de l’État.

Pas un sondage, mais un tableau de bord

Les réseaux sociaux persans ne vous diront jamais, avec une précision statistique, ce que veulent les « Iraniens ». Il ne s’agit pas d’un sondage, mais d’un tableau de bord issu d’un environnement contrôlé où :

-l’accès est politique ;

-les discours sont semés et amplifiés ;

-et certaines formes d’« opposition » sont soigneusement maintenues en vie car elles sont sans danger.

Ignorer ce tableau de bord serait une erreur. Le considérer comme la voix brute et directe du peuple serait une erreur encore plus grave. Dans la vie réelle, personne ne confie une décision de vie ou de mort aux tendances en ligne ; on ne choisit pas un chirurgien, on ne franchit pas une frontière, on n’entre pas dans une zone de guerre en se basant sur le fil d’actualité le plus populaire. Par la même logique, les décisions susceptibles de remodeler une région entière ou d’influencer l’opinion publique mondiale ne peuvent être déléguées à Twitter en persan.

La solution la plus judicieuse est de le considérer comme une infrastructure, et non comme une vérité absolue : un signal à confronter aux faits concrets sur le terrain, à l’expérience historique, aux reportages indépendants et à ce qui arrive aux gens une fois qu’ils se déconnectent et sortent dans la rue. Dans un système où l’accès à Internet est devenu un système de fidélisation, la manière dont les gens apparaissent en ligne est déjà un fait politique – mais ce n’est qu’une donnée parmi d’autres. Et si l’on cherche à comprendre l’Iran – que ce soit au sein d’un gouvernement, d’une rédaction ou d’une université – on ne peut se permettre de laisser des informations manipulées se substituer à la réalité.