mercredi, novembre 13, 2024
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L’étau financier se resserre sur l’Iran

Par Natalie Nougayrède

Le Monde – C’est l’autre ligne de front, dans la sourde bataille des nerfs qui oppose depuis des mois l’Iran et les Etats-Unis : l’étranglement financier de la République islamique. Cet endiguement-là n’a pas la même visibilité que les autres moyens – déploiement de porte-avions et de missiles Patriot dans le Golfe, arrestations de vrais-faux diplomates iraniens à Erbil – déployés par Washington pour tenter d’amener le régime de Téhéran à résipiscence, que ce soit sur le dossier nucléaire ou pour ses agissements en Irak.

C’est un combat plus discret qui se livre dans le milieu feutré des banques et de la finance internationale, ainsi qu’auprès des sièges des grandes sociétés étrangères traitant avec l’Iran, notamment dans le domaine énergétique. L’objectif : obtenir que les flux d’investissements, de prêts et de garanties de crédit vers l’Iran se tarissent. Exercer une pression telle que le régime des mollahs, placé devant la perspective d’un coûteux isolement économique, fera le constat qu’il vaudrait mieux lâcher du lest face aux Occidentaux.

Cette stratégie de l’étau financier s’est intensifiée depuis l’automne 2006. Elle a été conçue et mise en oeuvre par les responsables du Trésor américain. Ils se sont inspirés des mesures prises précédemment contre la Corée du Nord. Avec son économie bien plus ouverte que celle du régime stalinien nord-coréen, l’Iran, puissance pétrolière souffrant d’un manque d’investissements, est encore plus vulnérable, ont-ils jugé. Des délégations américaines se sont donc succédé, en Europe, principal partenaire commercial de l’Iran, pour démarcher les grandes banques et firmes.

Les Américains ont présenté les choses de la façon suivante : ne ternissez pas votre réputation et ne mettez pas en péril vos intérêts aux Etats-Unis en ayant partie liée avec un régime qui trempe dans le terrorisme, la prolifération, et menace de rayer Israël de la carte. Une formule résume l’avertissement : "Naming and shaming", c’est-à-dire désigner les acteurs économiques jugés trop complaisants avec l’Iran, et les accabler d’un sentiment de honte.

Les résultats sont là. Selon des diplomates et des experts économiques, plus aucune banque européenne ne se lance dans le financement de grands projets en Iran. C’est une évolution majeure. "Les Américains ont joué assez finement", observe-t-on de source diplomatique à Paris. Les Etats-Unis ne se sont pas lancés, en effet, dans une logique d’extraterritorialité de leur propre législation visant le business avec l’Iran, comme dans les années 1990, lorsqu’ils avaient fortement irrité les Européens. Ils sont allés voir directement des entreprises étrangères cotées à Wall Street. Ils ont évoqué les sanctions, les amendes, ou les éventuelles décisions de fonds de pension américains auxquelles ces sociétés pourraient être exposées si elles devaient poursuivre leurs affaires avec la République islamique. "C’est extrêmement efficace. Que peut-on faire ?", commente un diplomate français.

Au départ, les responsables français s’étaient montrés hostiles à cette campagne américaine de dissuasion, perçue comme intrusive, prématurée, et dangereusement unilatérale. Depuis, ils ont été placés devant le fait accompli, d’autant que certains, au Congrès américain, parlent de faire voter de nouveaux textes restreignant les transactions avec l’Iran. Paris a fini par reconnaître l’efficacité du mécanisme, dit-on côté américain. La preuve de cette efficacité serait le débat qui s’est engagé à Téhéran entre "pragmatiques" et "radicaux", au sein même de la nébuleuse du pouvoir, sur l’opportunité de poursuivre la confrontation avec l’Ouest.

Plusieurs banques européennes, notamment l’allemande Commerzbank et les suisses UBS et Crédit suisse, se sont laissé rapidement convaincre par l’administration Bush. A des degrés divers, elles se sont détournées de l’Iran, pays jugé d’autant plus infréquentable que son président a tenu des propos négationnistes sur la Shoah.

Du côté des banques françaises, c’est aussi la méfiance, sans que les choses soient portées sur la place publique. "On a mis la pédale douce avec l’Iran. Il n’est quand même pas banal qu’un secrétaire américain au Trésor vienne voir directement des responsables de banques ici", dit une source bancaire.

La BNP Paribas a fortement réduit ses engagements en Iran, sans l’annoncer publiquement. Ses intérêts aux Etats-Unis ne méritaient pas d’être compromis. BNP Paribas a été, historiquement, la première banque européenne à s’installer en Israël. Il lui faut être particulièrement attentive à son image outre-Atlantique, où il lui est arrivé de subir un flot de critiques pour son rôle dans le système "Pétrole contre nourriture", le programme de sanctions aménagées contre l’Irak de Saddam Hussein de 1996 à 2003.

Selon des évaluations, l’encours des banques françaises en Iran s’est réduit de moitié sur une période d’un an. Sans endosser formellement l’offensive financière américaine, le ministère des finances et le Quai d’Orsay ont fait passer des messages aux banques et aux entreprises françaises, soulignant le risque de s’engager plus avant en Iran, et appelant les investisseurs à "prendre leurs responsabilités", face à un contexte tendu et imprévisible au Moyen-Orient.

Cherchant à limiter les dégâts, l’ambassadeur iranien à Paris, Ali Ahani, multiplie les contacts dans les milieux économiques. Il a notamment demandé, ce mois-ci, à rencontrer les patrons de BNP-Paribas et de la Société générale, Michel Pébereau et Daniel Bouton.

Mais c’est surtout le pétrolier Total que les Iraniens voudraient conserver comme partenaire. Du fait des pressions américaines, la firme française ne trouve plus de financements bancaires pour son projet de gaz liquéfié sur le champ iranien de South-Pars, l’un des gisements les plus importants de la région. Ce problème est reconnu en catimini par des sources au sein de Total, et il est décrit comme un fait avéré par des diplomates.

Cela pose, pour Total, la question de l’autofinancement et des coûts en Iran, qui ont grimpé, contraignant pour l’heure la société à geler le projet. Le patron de Total, Christophe de Margerie, n’a pas dit si la "major" allait se lancer cette année dans le nouvel investissement de South Pars, comme cela avait été envisagé. Si Total passe outre aux injonctions américaines, la société s’expose aux dispositions de la législation ILSA (Iran-Libya Sanctions Act) de 1996, adoptée sous Clinton. En effet le waiver (l’exemption) dont la firme française avait pu bénéficier à partir de 1998, pour d’autres projets à South Pars, ne s’appliquerait plus.

Le dilemme est d’autant plus aigu que Total doit surveiller sa réputation aux Etats-Unis, mise à mal par le scandale sur les abus de "Pétrole contre nourriture", et l’ouverture de plusieurs enquêtes en France contre des responsables de la société, notamment sur des cas de corruption en Iran.

Les Etats-Unis ont mené ces derniers mois une campagne auprès de 40 banques et institutions financières à travers le monde. Selon le sous-secrétaire américain au Trésor, chargé des questions de terrorisme et de renseignements financiers, Stuart Levey, cet effort a porté ses fruits. "Pour les banquiers, a-t-il déclaré le 21 mars, devant une commission du Sénat, garder quelques clients en Iran ne vaut pas le risque de mettre en péril sa capacité à faire des affaires aux Etats-Unis."

C’est ainsi que, contournant la difficulté d’accroître les sanctions de l’ONU contre l’Iran – la Russie et la Chine étant réticentes -, les Etats-Unis ont trouvé d’autres biais, plus discrets, multiformes, et faciles à moduler, pour contraindre l’adversaire iranien. Reste que Téhéran continue de tenir tête, et poursuit ses travaux nucléaires.