samedi, juillet 27, 2024
AccueilPublicationsPublications: SocialLes Iraniens confrontés au rationnement de l'essence

Les Iraniens confrontés au rationnement de l’essence

Par Natalie Nougayrède

Le Monde, 1 août – Les rues sans embouteillages et une circulation jusque-là frénétique étrangement calme : depuis le 27 juin, l’essence est rationnée en Iran, quatrième puissance pétrolière au monde, qui se trouve contraint, en raison d’un manque de raffineries, d’importer 40 % de ses besoins en produits pétroliers raffinés. A cause de ses activités nucléaires, l’Iran a été frappé de sanctions de l’ONU et celles-ci pourraient s’accroître à l’automne, avec le vote d’une nouvelle résolution au Conseil de sécurité.

Le pays est en outre soumis à des sanctions unilatérales américaines restreignant les transactions financières. Mais ce sont, selon certains analystes à Téhéran, des discussions au Congrès américain à propos d’un éventuel embargo international sur les ventes d’essence à la République islamique qui ont décidé les autorités iraniennes à franchir le pas du rationnement. Elles veulent s’affranchir d’une dépendance jugée trop dangereuse, au moment où les tensions ne cessent de croître au Moyen-Orient.

"Ça ne fait plaisir à personne, mais on s’adapte", dit un habitant de la capitale iranienne, l’air résigné, en montrant la carte à puces qui lui a été attribuée, comme à des millions d’autres conducteurs. Les coordonnées du titulaire et du véhicule y figurent. La carte, insérée dans un appareil spécial installé dans des pompes à essence, tient le décompte du volume d’essence alloué à chacun : 100 litres par mois pour un particulier, 800 litres par mois à un chauffeur de taxi, par exemple. Un marché noir est rapidement apparu, certains pompistes vendant hors quota de l’essence à un prix trois fois supérieur à celui – fortement subventionné – des cartes à puces. Mais il faut ruser. Depuis que des émeutes ont éclaté à Téhéran et dans quelques autres villes, le soir de l’annonce du rationnement, des policiers en uniforme et en civil sont postés aux abords des stations-service.

"Ce soir-là, se souvient un habitant de Téhéran, ça a été la ruée et la pagaille. A 9 heures du soir, la télévision annonçait que le rationnement entrait en vigueur à minuit. A 9 h 10, chacun se précipitait au volant de sa voiture vers une pompe à essence. Des files interminables se sont formées, qui remontaient les rues. Sur le coup de 3 ou 4 heures du matin, certaines pompes étaient vides et les esprits ont commencé à s’échauffer. Des gens énervés s’en sont pris aux stations, et des voyous, profitant de l’occasion, les ont rejoints. Des pompes à essence ont été incendiées. Dans mon quartier, j’ai vu un magasin d’Etat être entièrement pillé cette nuit-là. Ils n’ont rien laissé !"

Dans son bureau orné de livres religieux, d’un portrait de l’imam Khomeiny et du "guide" actuel, l’ayatollah Ali Khamenei, le directeur du journal ultraconservateur Kayhan, Hossein Shariatmadari, reprend les thèmes populistes du président de l’Iran, Mahmoud Ahmadinejad, pour justifier le rationnement. "Cette mesure nécessaire, nous en discutions en Iran depuis des années, et elle aurait dû être prise plus tôt", dit-il. "Ce gouvernement est le premier à avoir eu le courage de le faire. Il fallait réduire la consommation d’essence dans ce pays : l’Iran achète de l’essence à ses fournisseurs étrangers au prix de 70 cents (de dollar) le litre. Et nous le vendons au peuple au prix de 10 cents. La différence est prise en charge par l’Etat, donc par tous les habitants, même ceux qui vivent dans des villages lointains et n’ont pas de voiture."

La rhétorique officielle présente le rationnement comme une mesure égalitaire, dans un pays où une large partie de l’économie est étatisée. Elu en juin 2005, M. Ahmadinejad avait promis de faire bénéficier les couches les plus modestes de la société des retombées de la rente pétrolière. Mais les dysfonctionnements d’une gestion économique chaotique, où la part belle des transferts financiers est allée à une oligarchie politico-militaire (les Gardiens de la révolution, notamment), ont contribué à attiser l’inflation. Les effets du rationnement de l’essence sont difficiles à évaluer. La mesure frappe durement les nombreux Iraniens qui, pour arrondir leur maigre salaire de fonctionnaire, faisaient le taxi au noir. Dans les médias, le sujet fait l’objet d’une censure attentive. Le thème est sensible à un moment où le pouvoir procède à un tour de vis sécuritaire contre des groupes féministes, des médias réformateurs, ou encore des ressortissants américains accusés de comploter contre l’Etat.